Penser,
laisser vagabonder mon esprit pour autant qu’il reste face au doute, est une entreprise de
confrontation, dangereuse, téméraire, hardie, entre le connu et l’inconnu.
Entre le logique, le biologique, et l’inconnu, le spontané. Penser
ce qui attise le défi de la question encore posée. Tenter, temporairement au
moins, de regarder armures et harnais et laisses de loin, malgré leur
confort indéniable. Alors, penser, c’est se permettre de désobéir. C’est casser
le tabou de l’angoisse et des débordements qui s’avèrent non admis plus vite
que les lois ne changent. Ces lois, toutes ces sortes de lois, effrayantes par la vitesse à laquelle elles changent, et par l'étrange imminence des lois les plus répressives, même pour ceux qui croient en être à l'abri pour le moment. Les tabous sont toujours neufs, en présence d’un arsenal d’oubli
des traditions passées – traditions qu’on s'illusionne à voir comme des carcans méprisables
et désuets qui n’exercent plus aucune pression sur le monde actuel, alors que leur force perdure insidieusement et doit trouver une pensée et une parole qui les confronte. Mais nous restons dominés par
ce sentiment de paix et de confort généralisé que de moins en moins de gens
dans le monde connaissent encore – et de production de valeurs instrumentalisées par des
besoins eux-mêmes réduits à leur utilité financière.
Le
refus pur et simple n’est pas à soi tout seul une résistance. Le refus n’est
qu’une réponse hâtive au doute, qui donne l’impression de s’en débarrasser.
Résister, c’est laisser certains principes s’exprimer, dans sa vie, les laisser
imprégner chaque activité, et surtout celles qui sont perçues comme
fonctionnelles et débilitantes. L’exécutant le plus soumis reste un « soi-même »
dont la manière est aussi
irréductible à celle de quiconque que la manière
unique d’un guitariste. Et si être révolutionnaire, ce n'était pas systématiquement quitter cette place assignée vécue comme un carcan, mais y rester pour l'incarner comme jamais personne ne l'a fait auparavant ? La manière dont je joue mon rôle modifiera l'ensemble de la pièce, l'ensemble des réseaux, des jeux, et des jeux de pouvoir.
A quoi
je tiens donc que personne n’a le droit de me confisquer, et encore moins de me
dérober discrètement ?
Ma dignité – à la fois extrêmement personnelle et extrêmement universelle.
Douter, penser, résister, désobéir. Avec suffisamment d’application pour assumer les
actes qui découleront de cette désobéissance réfléchie. Pas tant dans une
exigence de pouvoir rendre compte de toutes les conséquences de ce désir d'une autre norme, d'une autre forme, d'autres idées, d'autres relations. Mais dans une
exigence de ressentir profondément les limites éthiques qui s’érigent
en « moi-même » face au monde. Le rapport au monde, dans le
cadre d’une pensée-action très large, offerte à la Résistance et au doute, par peur
de vérités « mode d’emploi », est un rapport d’exploration. Cette
exploration, quand elle aboutit à la sensation des limites, est la rencontre
entre le doute et la certitude. Elle est une seule sensation qui englobe doute absolu et certitude absolue.
Cette contradiction lumineuse et improbable est et a toujours été le résultat d’une œuvre de pensée et le principe de
toute action consciente et constructive,
individuelle ou collective.
Comme le dit Gary, « il ne s’agit pas de
savoir si un rêve est absurde et irréalisable, mais vous aide à tenir le coup.
Il y a des chimères qui ont bâti des civilisations, vous savez, et des vérités
qui ont tout détruit et n’ont rien su mettre en place ». Je prends le
temps de fixer la limite quelque part, et d’agir le plus souvent possible selon
cette exigence illogique,
contradictoire et pourtant systématique, dans la mesure où elle étend ce que je suis aux limites de mon monde, elle m'inclut dans une totalité sans m'y perdre : c’est le
moment où je sent que l’action que j’entreprends prend sa source en moi, ici et
maintenant, ce qui me confère une sensation de dignité, profonde et
revendicatrice, si on peut attribuer cet épithète à une sensation.
Bien
sûr, on me répondra qu’il est impossible de discriminer le citoyen éclairé du
tueur compulsif avec un tel critère d’action. La foi surréaliste est morte avec
Hitler et les fascismes, dit-on. Pour en finir avec les vieilles conceptions associées au fascisme et se donner la chance de parler du nouveau avec des concepts nouveaux, reprenons ce passé traumatisant sur lequel a été posé l'interdit de la parole, comme pour un secret de famille. Le vingt-et-unième siècle souffre d’une indigestion morale due à l’efficacité
de la gestion de ressources qui, bien qu’elle ait été spécifiquement
spectaculaire lors de la Shoah, est le lot de millions de personnes dans le
monde, ici et maintenant. Le mal industrialisé qu'on a connu lors de la deuxième guerre mondiale se décline désormais en états de faits qu'on légitime en disant "mais c'est comme ça que ça marche", ou "on peut rien y faire". Partant du Kosovo, pour ne pas remonter trop loin dans le temps, et jusqu'aux massacres de CIVILS lors du 11 septembre, mais aussi les massacres de CIVILS en Libye, en Syrie, en Afghanistan, au Soudan, etc. etc. etc., on a l'impression que l'angélisme du "plus jamais ça" répété à outrance depuis 1945 n'est plus qu'un refrain sans fondement. L'aveuglement est lié à cette idée que le mal aurait définitivement disparu et que les problèmes du XXIè siècle ne seraient que de mineurs problèmes de gestion. Les modes de mise à mort inhumains perdurent, et le sursaut d'une liberté morale digne de ce nom part peut-être de la capacité à dépasser le traumatisme et à assentir au constat de la pérennité du mal.
Et si cette peur de l’acte spontané et du mal sous-jacent était générée par
un traumatisme consubstantiel à une mauvaise définition de la liberté ?
Freud, dans La religion dans les limites de la raison : « Il existe dans l’homme un penchant naturel au mal : et ce penchant lui-même […] doit être finalement cherché dans le libre-arbitre ». Suit la remarque suivante : « Le mal est radical parce qu’il manifeste l’impuissance humaine à ériger en lois universelles ses maximes; il est consubstantiel à la liberté de l’homme. »
La violence n’est pas moins présente dans notre
monde que pendant les guerres mondiales, simplement, elle est de plus
institutionnalisée.
Si la dignité est effectivement le royaume des sensations, on peut alors
déduire que la violence rationalisée est un excellent mode de mise à mort de
cette dignité ; cette opération a été déjà été dénoncée lorsque la
publicité a commencé à faire son apparition et flirter avec la propagande
politique.[1]
« Il semble bien qu’avec le XXe siècle commence une pensée scientifique contre les sensations […]. Désormais le cerveau n’est plus absolument l’instrument adéquat de la pensée scientifique, autant dire que le cerveau est l’obstacle à la pensée scientifique ».[2]
« L’intelligence pure serait donc un produit du processus de l’imminence de la mort ou du moins de l’installation de l’insensibilité psychique, mais elle est aussi fondamentalement une maladie mentale dont les symptômes peuvent devenir utilisables sur le plan pratique. » [3]
Le problème du pouvoir,
c’est que la conscience n’est pas uniquement fonctionnelle : à travers l'agir-créateur qui n'a plus à être la prérogative des artistes, mais de tout un chacun, à tout instant, à travers cette capacité de « créer des ensembles de perceptions et de
sensations qui survivent à celui qui les éprouve », l’être humain
manifeste sa capacité à donner de l’éternité à un complexe de sensations qui
dépasse l’espace-temps où il se trouve. L’Artiste peut parler des gens, de
toutes sortes de gens, et donner une idée profonde de ce qu’ils vivent, jusqu'à offrir sous une forme signifiante et magnifiée ce que nous pourrions voir, ou plutôt négliger, de leur existence concrète. C’est l’inverse de ce qu’on fait
quand on compte des êtres humains. Je prends donc le parti de redonner toute
son importance à la sensation, pour en traduire la richesse, malgré le
discrédit qu’on lui porte dans les milieux policés.
La fabrication d’une « conscience pauvre »
commence d’abord et avant tout par la pathologisation de toute forme d’émotion,
ce qui efface peu à peu la possibilité du rapport à soi comme dignité.
Or, la première richesse, ce n'est pas le droit à la dignité : c'est la sensation de sa propre dignité comme moteur d'action, rationnelle ou non, planifiée ou non ; du moment qu'elle est ancrée dans une certitude vécue, elle est guidée par cette pierre angulaire. De là peuvent émerger l'utopie autant que la dystopie. Mais sans cette prise de risque, la révolution n'adviendra pas, parce que la révolution au XXIè siècle renverse le déterminisme du système sur l'individu pour le remplacer par la puissance de tous les individus et de chaque individu sur le système.