Une société de l’information n’est pas une société où la population sait. C’est une société où, comme son
nom l’indique, la population est informée.
Pour saisir le contexte dans lequel les lois SOPA, PIPA et ACTA sont ratifiées,
il faut saisir cette première différence. Ensuite, il faut comprendre à quel
point la représentation presque religieuse du « tout information »,
prometteuse depuis les années 50 d’une société idéale, utopique, où les
individus seraient au maximum de leur potentiel humain, constitue un formidable
mensonge quant au pouvoir qu’elle est supposée conférer aux citoyens.
Revenons à la distinction entre information et savoir ou, information et
connaissance. Connaissance et savoir auront, dans ce texte, la même signification.
J’aimerais souligner qu’il ne s’agit en aucun cas de prôner une société de
savants imbus d’eux-mêmes.
Qu’est-ce que l’information ?
Un événement qui a été médiatisé sous une forme technologiquement viable et
légère : le point culminant de l’information est une image – fixe ou en
mouvement.
Prenons un exemple : dans la salle de presse d’un canal officiel d’information
télé-radio, une caméra braquée sur un terrain en Israël. Tout d’un coup, on
peut distinguer le trajet d’un tir de roquettes. Les journalistes réagissent.
Il y a des tirs de roquettes en Israël ? La caméra dit-elle d’où ils
viennent ? Qui tire ? En réponse à quoi ? Évidemment, la seule
image ne donne pas autant de détails. Mais il faut se dépêcher. Le journal du
début de l’heure est dans dix minutes. Il faut que cela passe au prochain
bulletin de nouvelles. « Breaking news »…
La suprématie de l’image donne au fait libéré de tout rapport de causalité,
de toute intégration dans un contexte, la possibilité d’être relayé quoi qu’il
en coûte. Avec le mot « information », se greffe à l’esprit le mot
« scoop ». Dans cet exemple où je me permets de ne pas citer de nom
ni de date, mais qui est réel, les journalistes auront tôt fait de créer un
texte qui sera dit en une minute dix, durée maximale pour un flash
d’information. Ce texte ne donnera pas à proprement parler une information
mensongère, mais créera à partir de cette image, de l’information. Une image choquante qui fait le tour du monde, et qui
s’imprimera dans les esprits comme une vérité de fait, qu’on pourra ressortir à
sa guise lors d’une conversation concernant les plus récents soubresauts du
conflit Israélo-palestinien. Prendra-t-on en compte soixante années de guerre
continue sur ce territoire ? Les complexités liées aux acteurs du conflit ?
Bien sûr que non.
Que transmet-on avec une image ? Transmet-on réellement de la connaissance ?
L’objectif de la société d’information est de partager non pas une
connaissance, mais l’impressionnant effet que cela fait de pouvoir partager sur
Facebook© et Twitter© une image marquante, et de se dire
dans son fauteuil « je sais qu’entre telle minute et telle minute, à tel
jour, alors que je n’y étais pas, des tirs de roquettes ont été lancés dans une
région éloignée du monde. Je n’en connais
absolument rien d’autre que ce que ces caméras dont je n’ai même pas décidé de ce
qu’elles filment m’affirment que c’est du « real-time » ».
L’information se réduit à une image dont l’importance s’accroît avec la
quantité de partages.
On voit donc bien qu’il y a une énorme différence entre l’information et la
connaissance.
Les deux s’appuient sur des faits. La première relaye un fait isolé et
génère des rapports de causalité faciles à comprendre, mais souvent
fragmentaires, qui ne doivent pas excéder la minute dix où l’information est transmise. La deuxième cherche à mettre
les faits en contexte et à établir des relations de causalité. Il n’est pas
question pour la connaissance d’avoir un début et une fin ; la recherche
des causes, comme on peut la tenter même à travers la connaissance de soi-même,
consiste à tenter continuellement de reprendre le fil d’une histoire qu’on se
raconte.
La connaissance se modifie à
l’aune des remises en cause et de l’approfondissement, jusqu’à ce que je
perçoive peut-être, dans tout cela, un peu de cohérence. Mais dans la
connaissance, l’effort est continu, répété, et je ne suis jamais totalement
satisfait, parce que la vérité est objet de désir.
Ensuite, il y a une autre différence : elle devrait commencer à nous
orienter vers le souci et l’inquiétude que devraient générer les étranges lois
en passe d’être ratifiées quant à la régulation du réseau d’informations le
plus impressionnant que l’humain ait conçu à ce jour : l’Internet.
Cette différence tient à ce que j’appellerai l’émetteur, ou l’origine, du
message.
Reprenons l’exemple de ma chaîne de télévision et de radio. La chaîne
d’informations dispose d’une caméra braquée « live » sur une région
éloignée d’une dizaine de milliers de kilomètres d’elle. Instant de
réflexion : quelle somme d’argent faudrait-il à n’importe lequel d’entre
nous pour avoir au moins une caméra braquée « live » dans un endroit
du monde où on ne se trouverait pas physiquement ?
Continuation de la réflexion : une information est la sélection d’un
fait parmi d’autres, sous une certaine lunette de culture et d’intérêts. Une
des principales modalités de cette sélection est l’impact émotionnel de ce fait
sur le public ainsi que la manière dont on promeut cet impact. Il y a des
techniques de marketing associées à cela.
Peut-on vraiment dire que « l’information libre© » est
une source fiable de connaissances ?
Plus précisément, peut-on laisser à ceux qui détiennent l’origine et les
moyens d’informations le monopole de leur transmission ? Il faudrait
garder à l’esprit que cette transmission serait réalisée à travers le principe
du « pay-per-view », c'est-à-dire avec paiement à la carte…
Peut-on les laisser « protéger » ce qu’ils semblent considérer
comme leur patrimoine légitime ? L’information telle que définie jusqu’à
présent est un objet totalement marchandisé. Peut-on donc avoir confiance dans
le fait que, sous leur égide officiellement bienveillante, l’Internet restera
un lieu de partage, et non d’échange, des connaissances ? Comment se
fait-il que l’ambiguïté du terme « free », à la fois « libre »
et « gratuit », ne soit jamais l’objet d’une réflexion approfondie de
la part de ceux qui prétendent réguler l’Internet ?
La nature de l’Internet se trouve justement dans cette notion d’espace
libre.
Que deviendra cet espace à partir du moment où ces données ne pourront être
générées que par ceux qui ont les moyens de payer des droits d’auteur
faramineux ? Avec ces lois, ces derniers seraient habilités à poursuivre tous
ceux qui voudraient transmettre gratuitement – ou librement – une information
d’un autre genre : par exemple, dans le but de mettre la lumière sur des
problématiques qui auraient été passées sous silence… De telles initiatives tomberaient
irrémédiablement sous le sceau de l’illégalité, en vertu du fait que ce ne sont
que les spécialistes de l’information qui ont le droit de générer et
transmettre l’information. Pensons qu’à Dubaï, qui veut accéder au site www.realdemocracynow.net voit
apparaître sur son écran le message suivant : « impossible d’accéder
au site demandé : risque de pornographie… ».
Ces lois s’apprêtent à faire de nous les spectateurs de nos propres
cultures, en nous privant irrévocablement du droit d’en être les auteurs.
Évidemment, il faut ici penser l’information sous un angle de plus en plus
large : non seulement les « breaking news », mais tout texte,
image, vidéo, objet sonore, qui tend à transmettre un message… L’information telle
que fabriquée par ceux qui en détiennent le monopole réduit la culture à un
ensemble d’objets marchandables et étriqués.
Internet est décrit, et ce même par les promoteurs de lois comme SOPA, PIPA
et ACTA, comme un espace où l’information circule librement. En anglais,
« libre » et « gratuit » se disent « free » et…
« free ». Il faut creuser un peu cette idée de liberté pour constater
que l’idée d’une information libre
n’est pas si idyllique qu’on veut nous le laisser croire. Pour ceux qui auront
pris la peine de lire les textes de loi, l’introduction est toujours aussi avenante :
aux Etats-Unis, une phrase vient dès le départ nous rassurer de ce que, malgré
tout ce qui suivra dans la cinquantaine de pages du projet, le Premier
Amendement reste sacré et intouché. Dans le projet de loi ACTA, on fonde le
texte sur la volonté de protéger le public des « risques » liés au
fait que « le crime organisé » bénéficierait des écarts aux lois
présentes. Nos doux despotes prétendent agir en fervents défenseurs du
« commerce légitime ». Enfin,
et il faudrait continuer, ils promettent d’établir « un équilibre
entre les droits et les intérêts des détenteurs de droits, des prestataires de
services et des utilisateurs concernés ». Ces phrases d’introduction, ces
promesses bienveillantes et paternelles, peuvent-elles suffire à éteindre nos
inquiétudes ? Nous prendraient-ils pour des… ?
Pensons maintenant à l’idée de marché libre.
Le marché libre, si on en croit
ce qui s’est passé en Irak, peut aller jusqu’à exiger qu’un pays soit massacré,
peuples et structures, afin que le marché
libre puisse déclarer par la suite le pays conquis comme « Open For
Business » : s’ensuivent la création d’écoles privées, d’hôpitaux
privés, de chaînes de télévision privées, etc. Toute l’ambiguïté d’une information libre réside dans les mains
qui en détiennent l’origine, et pire, qui en pensent les structures et
ramifications.
Une telle représentation de l’information
libre est un des rejetons préférés de la religion néolibérale qui s’est
élaborée depuis la fin des années 50, accompagné de son faux jumeau, la dite liberté d’expression.
Laissez-moi le temps de développer.
L’information est-elle un ensemble de messages que tous et chacun peuvent
transmettre librement ? Non. De moins en moins. L’information est un
ensemble de messages coûteux, travaillés et conditionnés sous forme d’images-scoop
d’une minute dix, et générés par des corporations d’informations qui ont le
privilège d’une liberté qui n’est rien d’autre que la liberté de régner sur le marché. Cette liberté est la liberté
qui intervient dans les expressions marché
libre ainsi que information libre.
Il devient donc évident que ce n’est pas la liberté d’un ensemble
d’informations générées par des acteurs dont les intérêts divergents créent
l’espace propice à l’esprit critique. Ce n’est pas non plus la liberté d’un
partage qui permet à tout un chacun de chercher par sa propre initiative des
informations qui pourraient satisfaire sa curiosité et son avidité de comprendre le monde dans lequel il vit.
C’est un ensemble de flashs prêts à consommer, triés sur le volet, et
désincarnés de tout ancrage causal ou contextuel, et encore moins historique ou
éthique.
Pour élargir la réflexion, laissons notre esprit vagabonder entre les
notions d’information, de connaissance et d’éducation…
Quand on promeut la pédagogie numérique, apprend-on aux élèves l’existence de
Wikipédia et des ressources libres ? Savez-vous qu’aux Etats-Unis
certaines écoles donnent l’autorisation à des corporations de projeter non
seulement des messages publicitaires aux élèves, mais également du matériel
didactique, par exemple des émissions qui expliquent l’actualité aux
enfants (www.channelone.com, trouvez
le logo « brought
to you
by U.S. ARMY ») ?
Epilogue, quoique je préfère l’envisager comme un prologue…
Il ne faut donc pas oublier qui
génère l’information. Il ne faut pas oublier combien elle coûte. Il ne faut pas
oublier à qui ces dépenses bénéficient. Il ne faut pas oublier non plus que les
sommes d’argent dissuasives qui ont déjà été exigées par des grandes
corporations de distribution à des simples particuliers accusés de pirater une
chanson de Whitney Houston sont une manière détournée de créer des prisons pour
l’esprit, et d’appauvrir non seulement les portefeuilles, mais surtout les
esprits.
Enfin, il ne faut pas oublier que quand on cherche la connaissance, les
objets de cette connaissance ont un prix, et que cela ne va pas de soi, pour
autant qu’on se libère de la tyrannie de l’état des choses. Il ne faut pas
oublier, comme l’a toujours dit Einstein, que la manière dont l’objet de
connaissance est construit, énoncé ou biaisé par la personne qui le génère, exerce
une influence décisive sur la connaissance qui en résulte.