Laissez-moi mêler le vécu le plus
« trivial » à l’écrit puisque c’est cela qui me fait écrire, et
commencer ainsi : j’aime la liberté sous toutes ses formes. C’est que je
vois autour de moi des humains qui débordent de liberté corps et âme :
autant les riches que les pauvres – et peut-être bien plus souvent qu’on ne
pense, les « pauvres ». Je vois la liberté dans ces choses qu’on fait
et qui exaltent, et qu’on ne peut pas quantifier, rétribuer. Je vois tant de
gens se réaliser, s’affirmer, dans des moments et des actions qu’on
qualifierait de contre productives, ou négligeables parce que non répétés ou
standardisés ; dans un même mouvement, ces gens qui maintiennent leur sens
de la liberté s’insèrent dans les structures économiques, celles du marketing,
s’intègrent dans le marché, et rendent inappropriées les structures rigides qui
font l’avantage de ceux qui les utilisent uniquement pour eux. Des indépendants,
dont les maisons ne ressemblent jamais à une salle d’attente de dentiste. Des
indépendances momentanées qui font qu’on décide enfin de réaliser un projet né
il y a plus de vingt ans. Surtout, l’expression de cette créativité est
emprunte d’un tel sentiment destinal, ou du moins « nécessaire à une
survie intérieure », que c’en devient le seul moyen de ne pas devenir fou
tel l’accusé de Kafka. L’envie de vivre contre la haine de la vie qu’on mène, la
haine de notre quotidien mondial.
Cette liberté est une impertinence, une
désobéissance malicieuse et « bon enfant ». La grandeur de l’enfance,
c’est de pouvoir faire ce qu’on demande avec la malice de celui qui rit de
l’ordre, intérieurement – en tout cas qui se promet à soi-même de ne pas
toujours faire ce qu’on lui dit de faire. Le rapport de l’enfance à l’autorité,
c’est celui de quelqu’un qui rit encore (pour combien de temps ?) de la
balourdise de cette autorité. L’esprit d’enfance n’est pas une caractéristique
générationnelle, mais un état d’esprit auquel on accorde désormais un
condescendant : « Sois donc raisonnable ». Je ne parle même pas
de l’autorité des parents et des méticuleux experts qui s’invitent dans le
ménage, même pas de celle de l’école, des premières guerres de personnalités,
des ralliements grégaires et stratégiques à un clan social – la reproduction
des groupes sociaux par la génération plus jeune, en deux mots, les systèmes d’éducation…
Je parle d’une autorité dont la caractéristique est non pas seulement
d’inculquer des comportements standardisés, mais de discréditer des attitudes
et des rapports à l’existence qui relèvent de ce que j’appellerai l’esprit
d’enfance.
La désobéissance est chose désagréable pour le
maître. Elle est contrôlable, mais de manière limitée. Quelles que soient les
menaces employées, il reste toujours un peu de place pour un moyen nouveau de
désobéir. La liberté de désobéir dont je veux parler n’a pas de définition
formelle, elle ne peut exister que dans ses exemples, dans ses manifestations
concrètes : l’essentiel est qu’elle refuse sa planification ou préméditation,
qu’elle ne soit qu’une expression, un geste complet. Refuser la cadence des
heures programmées. Être mécanicien et pianiste. Être soudeur et féru de
discussions avec des étudiants de philosophie. Être punk et businessman. Rencontrer,
en deux mots, les gens pour ce qu’ils sont, non pour ce qu’ils représentent. Le
problème ce n’est pas que cette liberté existe ou non, c’est de savoir pourquoi
on l’a dévaluée. Le problème ce n’est pas qu’on m’impose des
valeurs : c’est déjà l’objet de luttes efficaces et dont les sentiers sont
battus. Le problème, c’est qu’on déprécie
à ma place des capacités humaines qui me semblent vitales, existentielles, et que je me vois forcé d’agir tous les jours comme
si j’étais d’accord avec ce mépris généralisé, imposé. Jusqu’à en oublier à
quoi je tiens vraiment.
La parole est déjà suspecte : les mots sont
rhétorique, cela fait presque trois mille ans qu’on le sait. Il faudrait
pourtant insister plus souvent dans les classes d’école secondaire sur le fait
que Socrate connaissait les règles du langage des sophistes, mais qu’il n’en a
même pas usé pour sauver sa propre peau, préférant mourir et gagner, peut-être,
la postérité d’un être fondamentalement et intégralement révolutionnaire :
ce n’est pas tant qu’on puisse démontrer avec preuves à l’appui que l’injustice
existe, c’est être un exemple de justice qui fait le révolutionnaire. Quand
j’appréhende les choses sous un angle philosophique, pour autant que cela
existe encore sous cette forme, je présente d’abord et avant tout un doute. Je
ne cherche pas à prouver quoi que ce soit, puisque j’en présente la recherche,
le geste de la recherche. Je ne suis pas rhétoricien, quoique l’université
laisse ses traces dans mon langage. Le pouvoir qui découle de la force de
persuasion ou de conviction ne suffit pas. Il faut être capable de douter de
tout, d’en avoir l’imagination : comme Socrate, dialoguer pour mettre à
l’épreuve, pour retrouver cet inconnu que sous la sécurité de la certitude je
ne pouvais pas déceler, et qui se trouve dans une sphère où ce qui arrive est la
vérité, un « enfant » de moi. Ce qui est en train de se passer.
Penser, ce n’est pas se distancer de ce qui arrive, expliquer, réseauter, c’est
vagabonder dans le doute ; être constamment surpris, curieux. Le défi de
la question qu’on pose, encore et encore. De ce qui échappe à tout contrôle, et
qui fait apparaître du sans précédent.
Déborder les lois, qu’elles soient écrites ou non, d’ailleurs, surtout celles
qui ne sont pas écrites. Dans le changement incessant des valeurs, laisser
certains principes qu’on chérit s’exprimer dans sa vie, non pas pendant
quelques mois ou années, comme on peut le faire avec un life style, mais pendant toute
sa vie : c’est bien ma vie que je veux vivre, pas celle d’un salarié parmi
d’autres, d’un chômeur parmi d’autres, d’un fonctionnaire parmi d’autres. La
liberté n’a jamais été un bien formel, malgré la manière dont on en traite de
nos jours. Le lieu de la liberté n’est pas dans mes « choix de vie »,
mais dans l’édification spontanée de sa vie, sans avoir à être reconnu ou jugé
systématiquement pour cela. On sent bien que la création par contrat d’un droit
pour un individu ou un groupe d’intérêt n’est jamais aussi motivante que la
défense sans contrat d’un droit qui se voit menacer de disparaître. Encore
faut-il pressentir sa disparition avant que la négligence généralisée reprenne
son ouvrage méthodique.
Comment lutter contre l’invisibilité ?
Pour des principes, des habitudes qu’on chérit non
pas par accoutumance pavlovienne mais bien parce qu’on les chérit, c’est la sensation de leur disparition possible ou
prochaine qui pousse le doute, le grand doute, à perdurer. Il faut bien pouvoir
défendre des options dont les conséquences dépassent la semaine : quelle
vie voulons-nous ? Quel monde avons-nous en tête ? A l’école du cynisme,
n’avons-nous pas appris à mépriser l’idéal pour mieux décortiquer les
statistiques, et pour y appliquer ces attitudes cliniques qui font de nous tous
des cobayes de la sempiternelle erreur
humaine…
« L’adulte
est un grand enfant qui croit qu’il sait.
L’enfant
est un petit adulte qui sait qu’il croit » (Grand Corps Malade).
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