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dimanche 11 novembre 2012

L’esprit d’enfance



Laissez-moi mêler le vécu le plus « trivial » à l’écrit puisque c’est cela qui me fait écrire, et commencer ainsi : j’aime la liberté sous toutes ses formes. C’est que je vois autour de moi des humains qui débordent de liberté corps et âme : autant les riches que les pauvres – et peut-être bien plus souvent qu’on ne pense, les « pauvres ». Je vois la liberté dans ces choses qu’on fait et qui exaltent, et qu’on ne peut pas quantifier, rétribuer. Je vois tant de gens se réaliser, s’affirmer, dans des moments et des actions qu’on qualifierait de contre productives, ou négligeables parce que non répétés ou standardisés ; dans un même mouvement, ces gens qui maintiennent leur sens de la liberté s’insèrent dans les structures économiques, celles du marketing, s’intègrent dans le marché, et rendent inappropriées les structures rigides qui font l’avantage de ceux qui les utilisent uniquement pour eux. Des indépendants, dont les maisons ne ressemblent jamais à une salle d’attente de dentiste. Des indépendances momentanées qui font qu’on décide enfin de réaliser un projet né il y a plus de vingt ans. Surtout, l’expression de cette créativité est emprunte d’un tel sentiment destinal, ou du moins « nécessaire à une survie intérieure », que c’en devient le seul moyen de ne pas devenir fou tel l’accusé de Kafka. L’envie de vivre contre la haine de la vie qu’on mène, la haine de notre quotidien mondial. 

Cette liberté est une impertinence, une désobéissance malicieuse et « bon enfant ». La grandeur de l’enfance, c’est de pouvoir faire ce qu’on demande avec la malice de celui qui rit de l’ordre, intérieurement – en tout cas qui se promet à soi-même de ne pas toujours faire ce qu’on lui dit de faire. Le rapport de l’enfance à l’autorité, c’est celui de quelqu’un qui rit encore (pour combien de temps ?) de la balourdise de cette autorité. L’esprit d’enfance n’est pas une caractéristique générationnelle, mais un état d’esprit auquel on accorde désormais un condescendant : « Sois donc raisonnable ». Je ne parle même pas de l’autorité des parents et des méticuleux experts qui s’invitent dans le ménage, même pas de celle de l’école, des premières guerres de personnalités, des ralliements grégaires et stratégiques à un clan social – la reproduction des groupes sociaux par la génération plus jeune, en deux mots, les systèmes d’éducation… Je parle d’une autorité dont la caractéristique est non pas seulement d’inculquer des comportements standardisés, mais de discréditer des attitudes et des rapports à l’existence qui relèvent de ce que j’appellerai l’esprit d’enfance. 

La désobéissance est chose désagréable pour le maître. Elle est contrôlable, mais de manière limitée. Quelles que soient les menaces employées, il reste toujours un peu de place pour un moyen nouveau de désobéir. La liberté de désobéir dont je veux parler n’a pas de définition formelle, elle ne peut exister que dans ses exemples, dans ses manifestations concrètes : l’essentiel est qu’elle refuse sa planification ou préméditation, qu’elle ne soit qu’une expression, un geste complet. Refuser la cadence des heures programmées. Être mécanicien et pianiste. Être soudeur et féru de discussions avec des étudiants de philosophie. Être punk et businessman. Rencontrer, en deux mots, les gens pour ce qu’ils sont, non pour ce qu’ils représentent. Le problème ce n’est pas que cette liberté existe ou non, c’est de savoir pourquoi on l’a dévaluée. Le problème ce n’est pas qu’on m’impose des valeurs : c’est déjà l’objet de luttes efficaces et dont les sentiers sont battus. Le problème, c’est qu’on déprécie à ma place des capacités humaines qui me semblent vitales, existentielles, et que je me vois forcé d’agir tous les jours comme si j’étais d’accord avec ce mépris généralisé, imposé. Jusqu’à en oublier à quoi je tiens vraiment.

La parole est déjà suspecte : les mots sont rhétorique, cela fait presque trois mille ans qu’on le sait. Il faudrait pourtant insister plus souvent dans les classes d’école secondaire sur le fait que Socrate connaissait les règles du langage des sophistes, mais qu’il n’en a même pas usé pour sauver sa propre peau, préférant mourir et gagner, peut-être, la postérité d’un être fondamentalement et intégralement révolutionnaire : ce n’est pas tant qu’on puisse démontrer avec preuves à l’appui que l’injustice existe, c’est être un exemple de justice qui fait le révolutionnaire. Quand j’appréhende les choses sous un angle philosophique, pour autant que cela existe encore sous cette forme, je présente d’abord et avant tout un doute. Je ne cherche pas à prouver quoi que ce soit, puisque j’en présente la recherche, le geste de la recherche. Je ne suis pas rhétoricien, quoique l’université laisse ses traces dans mon langage. Le pouvoir qui découle de la force de persuasion ou de conviction ne suffit pas. Il faut être capable de douter de tout, d’en avoir l’imagination : comme Socrate, dialoguer pour mettre à l’épreuve, pour retrouver cet inconnu que sous la sécurité de la certitude je ne pouvais pas déceler, et qui se trouve dans une sphère où ce qui arrive est la vérité, un « enfant » de moi. Ce qui est en train de se passer. Penser, ce n’est pas se distancer de ce qui arrive, expliquer, réseauter, c’est vagabonder dans le doute ; être constamment surpris, curieux. Le défi de la question qu’on pose, encore et encore. De ce qui échappe à tout contrôle, et qui fait apparaître du sans précédent. Déborder les lois, qu’elles soient écrites ou non, d’ailleurs, surtout celles qui ne sont pas écrites. Dans le changement incessant des valeurs, laisser certains principes qu’on chérit s’exprimer dans sa vie, non pas pendant quelques mois ou années, comme on peut le faire avec un life style, mais pendant toute sa vie : c’est bien ma vie que je veux vivre, pas celle d’un salarié parmi d’autres, d’un chômeur parmi d’autres, d’un fonctionnaire parmi d’autres. La liberté n’a jamais été un bien formel, malgré la manière dont on en traite de nos jours. Le lieu de la liberté n’est pas dans mes « choix de vie », mais dans l’édification spontanée de sa vie, sans avoir à être reconnu ou jugé systématiquement pour cela. On sent bien que la création par contrat d’un droit pour un individu ou un groupe d’intérêt n’est jamais aussi motivante que la défense sans contrat d’un droit qui se voit menacer de disparaître. Encore faut-il pressentir sa disparition avant que la négligence généralisée reprenne son ouvrage méthodique. 

Comment lutter contre l’invisibilité ?

Pour des principes, des habitudes qu’on chérit non pas par accoutumance pavlovienne mais bien parce qu’on les chérit, c’est la sensation de leur disparition possible ou prochaine qui pousse le doute, le grand doute, à perdurer. Il faut bien pouvoir défendre des options dont les conséquences dépassent la semaine : quelle vie voulons-nous ? Quel monde avons-nous en tête ? A l’école du cynisme, n’avons-nous pas appris à mépriser l’idéal pour mieux décortiquer les statistiques, et pour y appliquer ces attitudes cliniques qui font de nous tous des cobayes de la sempiternelle erreur humaine

« L’adulte est un grand enfant qui croit qu’il sait.
L’enfant est un petit adulte qui sait qu’il croit » (Grand Corps Malade).

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